LA BEAUTÉ, UNITÉ SPIRITUELLE

Conférence donnée au congrès de Dardilly en 1996

Michelina Tenace nous fait entrer dans la pensée de Soloviev, qui place la beauté au cœur de sa réflexion.

par Michelina Tenace

Michelina Tenace est italienne, théologienne responsable de la section de théologie orientale à l'Université Grégorienne et à l'Institut oriental. Elle est membre permanent du Centre Aletti.

En introduction, je voudrais vous dire ce que je comprends de cette parole qui est le titre de votre congrès. Cette expression est, comme vous le savez, de Dostoïevski, et le fait que Soloviev reprenne Dostoïevski, en changeant, le temps du verbe, a attiré mon attention. Car il a dit : « La beauté sauvera le monde », et Soloviev reprend cette expression, mais au présent :
« La beauté sauve le monde ». II y a donc une façon de parler de la beauté qui est théologique et eschatologique, ce qui signifie que la beauté n'est pas seulement statique, mais qu'en elle quelque chose est en train de devenir.
Mais que signifie cette différence entre « la beauté sauvera le monde » et « la beauté sauve le monde ? » Il s'agit d'après nous d'un déplacement considérable : chez Soloviev, la beauté dit en quoi consiste le salut futur presque déjà présent. Le monde « à venir » est le monde que Dieu a créé dans un dynamisme qui accomplit dans le présent les réalités futures.

La beauté sauve le monde
« Est-il vrai, prince, que vous avez dit un jour que la « beauté » sauverait le monde ? Messieurs... le prince prétend que la beauté sauvera le monde. Et moi je prétends que, s'il a des idées aussi folâtres, c'est qu'il est amoureux... Ne rougissez pas, prince ! Vous me feriez pitié. Quelle beauté sauvera le monde ? ».
Ces paroles encadrent la fameuse citation de Dostoïevski qui révèle dans leur contexte un malaise. Dostoïevski part de l'expérience de la beauté de la femme. Il constate une inexplicable distance entre la beauté extérieure qui attire et la dégradation intérieure. Ou bien l'inverse, l'inexplicable distance entre la beauté intérieure d'un être et sa dépravation extérieure.La beauté qui sauvera le monde, c'est cette beauté qui unifiera l'intérieur et l'extérieur, l'être et le paraître, la forme et le contenu, le corps et l'esprit. Quand la distance sera annulée, alors le salut se manifestera comme transfiguration. Cette beauté n'existera donc que dans le monde futur, car dans ce monde-ci, l'homme ne vit que du désir de voir un jour cette réalisation.
Tandis que chez Dostoïevski l'optique du lien entre beauté et salut est plutôt moral, chez Soloviev ce qui est surtout souligné, c'est le dynamisme de l'histoire du salut commencée avec la création. La transfiguration future est déjà à l'œuvre de par le fait de la création. De ce qu'il crée, Dieu voit que « c'est beau ». Cette beauté signifie qu'aux yeux de Dieu, il n'y a pas de distance entre ce que les choses sont et ce qu'elles devraient être. C'est le péché qui a introduit l'ambiguïté, la distance. Nous ne savons plus voir. Nous ne savons plus aimer. Ne pas voir, c'est ne pas voir la beauté. Ne pas vivre, c'est ne pas vivre unifié. Ne pas aimer, c'est ne pas œuvrer à la transfiguration du monde par l'amour.
Le péché signifie différentes formes d'unités rompues. Mais pas l'unité comme telle. L'amour de Dieu continue de répandre sur le monde son souffle de vie. La beauté, expression anamnétique du projet de Dieu, continue de dire en quoi consistent la vie du monde et la vocation de l'homme. Soloviev affirme donc que la beauté « sauve » le monde, car pour lui le salut se comprend en terme de « transfiguration » déjà actuelle, « d'incarnation parfaite de la plénitude spirituelle dans notre réalité [...] Il ne fait pas de doute que l'achèvement de cette tâche doit coïncider avec la fin de tout le processus cosmique ».

La beauté dans la nature
La beauté dont nous faisons l'expérience dans la nature nous montre que dans la création, il y a un dynamisme qui dépasse le simple jeu de la suite de phénomènes et de changements visibles ; la beauté indique que le développement dans la nature a un sens. La nature est un processus en évolution dont le but est l'incarnation de la lumière et de la vie en phénomènes qui expriment l'uni-totalité, l'union du matériel et du non matériel, du singulier et du pluriel. Les exemples du diamant et du ciel étoilé sont les plus significatifs. Le diamant, c'est du charbon qui reflète la lumière. Par cette incarnation, on peut dire que le diamant est du charbon transfiguré en pierre précieuse et de la lumière incarnée dans un minéral.
La beauté révèle un parallélisme entre l'évolution cosmique et l'évolution historique. Tandis que la nature tend à faire apparaître l'homme, l'histoire humaine tend à la venue, à l'incarnation du Dieu-Homme.
Le Christ est la pointe de l'évolution cosmique : la lumière venue dans le monde, et de l'évolution historique : Dieu incarné dans l'homme. Soloviev aurait pu dire avec Mircea Eliade que « Le christianisme est la transformation de l'histoire en théophanie », car le christianisme a permis de comprendre Dieu à partir de la création et dans l'histoire dont il révèle le sens.
II y a certes des obstacles qui empêchent de voir la beauté dans la nature comme présence et anticipation du Règne, car la nature même n'est pas encore dans son état eschatologique et parce que ce processus de la nature, Dieu l'a confié à l'homme pour qu'il y contribue, par sa propre perfection et à travers l'art.

La beauté et l'art
L'homme ne contemple pas seulement la beauté dans la nature, mais il crée de la beauté dans l'art. C'est pourquoi Soloviev affirme que cette beauté est, dans une certaine mesure, plus significative que la beauté dans la nature du point de vue du sens de l'histoire qu'elle révèle : l'homme incarne une réalité spirituelle dans la matière et élève la matière au rôle de réceptacle indispensable pour l'esprit.
Cette mission participe à l'histoire du salut, à l'incarnation et à la transfiguration. L'art ne peut se comprendre en dehors de l'optique générale du sens de l'histoire. II est anticipation d'une réalité future où le ciel et la terre sont unis comme l'élément spirituel et l'élément matériel, comme Dieu et l'homme le sont depuis la création. La beauté, affirme Soloviev, c'est « la transfiguration de la matière », le rôle de l'art est de « spiritualiser et transsubstantier notre vie réelle ».
Une fois posées ces définitions, Soloviev se demande quel pourrait être le projet possible d'une esthétique capable de contenir une telle vision de la beauté et de l'art. Le « premier » pas à faire vers une esthétique nouvelle consiste à réintégrer le beau dans l'horizon global du sens de la vie et de l'histoire.
L'esthétique doit parler du lien qui existe entre l'expérience et le but, le destin de la création et des hommes : la vraie préoccupation d'une esthétique que Soloviev dit « positive » serait de ne pas se contenter de réfléchir sur un donné mais d'ouvrir des horizons prophétiques.

L'amour réalise l'unité prophétisée par la beauté.
L'essence de la beauté, c'est de voir dans une réalité matérielle une autre réalité non matérielle. C'est, dans l'ordre des relations humaines, ce que permet l'amour : il fait voir dans la personne aimée ce que d'autres ne voient pas et finalement il fait découvrir dans l'autre, l'image de Dieu. La beauté transforme, transfigure le créé en le rendant conforme à ce qu'il doit être : l'amour transforme, transfigure les hommes en fils de Dieu et l'humanité en règne de Dieu. La beauté fait de la nature un paradis et l'amour façonne en l'homme l'image de Dieu. Ainsi, de même que la beauté nous fait comprendre l'unité à travers le passage du physique au spirituel, l'amour nous fait vivre l'unité comme passage de l'humain au divin. L'amour, de par nature,contient tout, est l'expression de tout, est le tout comme unité. Cet amour, unité de tout, est Dieu qui, en tant qu'être, est ce qu'il aime. Tout ce qui existe est en lui comme être aimé : chaque homme existe parce qu'il est aimé de Dieu, l'existence et l'amour sont inséparables du point de vue de Dieu. Donc dire que Dieu est amour, c'est Le définir comme garant d'une existence unifiée. L'unité qui se manifeste dans la beauté, c'est à l'amour qu'elle renvoie.
La beauté est l'unité du physique et du spirituel, et l'amour, l'union de l'humain et du divin. On peut alors entrevoir la profondeur de cette expression : « La beauté sauve le monde » ; elle signifie en réalité : « L'amour sauve le monde ».

Originalité de la pensée de Soloviev
Bien qu'il soit connu en Russie surtout comme philosophe, ce n'est pas à partir de la philosophie que l'on saisit le mieux l'originalité de la pensée de Soloviev sur la beauté. Considérer la beauté sous l'aspect de l'unité, vérité positive de tout ou « uni-totalité », c'est à dire la considérer du point de vue de l'unité qu'elle exprime et crée, c'est précisément indiquer la théologie comme le domaine propre de la réflexion sur la beauté. Dans la beauté, Soloviev ne se pose pas le problème du goût, ni celui de la perception de la part de l'homme. II ose cette affirmation inattendue : « La beauté nous autorise à prononcer une parole décisive sur le destin de la matière ». La beauté, présente dans la nature et reconnue dans les œuvres d'art, révèle que la matière est « capable » de manifester un contenu non matériel, que « la matière est théophanique ».
D'ailleurs toute la foi chrétienne ne tient-elle pas en ces dogmes de l'Incarnation et de la Résurrection du Christ et de la Transfiguration finale de l'univers, qui sont précisément les dogmes de l'unité possible entre la chair et l'esprit, entre le divin et l'humain, entre le temps et l'éternité ? Pour Soloviev, ces dogmes de l'unité sont les dogmes de la beauté. C'est pourquoi, pour Soloviev, la beauté n'est jamais étrangère à la foi et ne peut se réduire à un sujet d'esthétique tout court. De fait, facteur de transfiguration ou de désintégration, la beauté n'est jamais une présence neutre devant l'homme. Elle ne peut exprimer n'importe quoi. S'imaginer, comme le font certains, que la beauté puisse exprimer n'importe quel contenu, c'est renoncer à tout critère permettant de distinguer le laid du beau et croire que la vérité et le mensonge sont, comme le bien et le mal, des concepts sans objectivité. C'est tout le contraire qu'exprime Soloviev. Comme le mal hors de la foi est un concept relatif, voire inexistant, de même le beau. C'est donc bien au salut que renvoie la beauté. Sans la beauté, le bien perd sa force d'attraction et, conséquence inévitable, si le bien n'est plus attirant, alors entre le bien et le mal il n'y a plus aucune différence, c'est pourquoi même la vérité perd sa force de conviction.
« Le témoignage de l'être perd sa crédibilité pour celui qui ne sait pas discerner le beau ». Pour Soloviev, le discernement entre le beau et le non-beau ne peut éviter la confrontation avec ce que la religion pose comme fin ultime de l'histoire humano-divine. La beauté sauve le monde quand la voie du salut qu'elle indique est l'unité et l'amour tels que le Christ les a définitivement vécus au nom de tout homme.
« Qui ne sait pas goûter la beauté ne sait pas prier et tôt ou tard ne pourra plus aimer... » Cette réflexion de Hans Urs von Balthasar résume bien la pensée de Soloviev car pour lui, la beauté, la prière, l'amour sont l'expression de la même incarnation de l'unité, voie de la réalisation du salut.