LA SUBSIDIARITE : UN ART DE VIVRE

Intervention au congrès de Barcelon en novemre 2011

Pourquoi introduire une intervention sur le principe de subsidiarité dans le cadre d’un congrès sur l’Art de la Rencontre ? C’est qu’il y a beaucoup d’incertitudes - et même d’ignorance - sur l’interprétation correcte de ce principe, souvent reconduit à un strict rapport de compétences entre les différents niveaux des institutions de gouvernement, ce qui tend à en réduire la portée à un problème de fonctionnalité et d’efficience administrative. En réalité, je vais m’efforcer de démontrer qu’il s’agit de toute autre chose : la rencontre efficace entre la verticalité des institutions et l’horizontalité de la société civile.

par Geneviève Ninnin Dell'Acqua

Geneviève Ninnin Dell’Acqua est juriste. Elle réside à Milan. Acteur du Congrès, elle est présidente du mouvement italien Pedagogia globale.

ORIGINE DU MOT
Le concept de subsidiarité vient de la terminologie militaire romaine, dans laquelle le mot SUBSIDIUM désignait les troupes de réserve qui restaient à l'arrière du champ de bataille, prêtes à venir en aide aux cohortes qui se battaient en première ligne. Progressivement le mot a acquis le sens d'aide, soutien.
Il est difficile d’imaginer que, lorsque le subsidium pénétrait dans le champ de bataille, les cohortes en difficulté étaient invitées à s'en aller et laisser la place aux troupes de réserve, selon la logique de l’« Ã´te-toi de là que je m’y mette ». En d'autres termes, le subsidium assumait les caractéristiques d'une intervention non pas de REMPLACEMENT mais d'INTEGRATION de l'effort accompli par la première ligne.
On utilise souvent aujourd’hui l’adjectif « supplétive » pour caractériser ce type d’intervention, mais attention : « supplétif » est synonyme de « complémentaire » et non de « remplaçant ». Nous retrouverons l’importance de cette précision quand nous ferons allusion au concept de « service public ».

SA SIGNIFICATION AU MOYEN-AGE
Selon le philosophe THOMAS D'AQUIN (XIIIè siècle), le bien commun est le résultat d’une pluralité de rapports interpersonnels au niveau communautaire, dans une perspective de solidarité qui refuse le conflit et à l’intérieur duquel est offerte à chaque personne la possibilité de se réaliser pleinement. Dans la vision de Thomas d’Aquin, l’homme est l’acteur premier de la construction du bien commun, mais - c'est là que nous trouvons le lien avec le subsidium - il n’agit pas de façon totalement autonome, car il a besoin du SOUTIEN qui lui est offert par les différentes formations sociales avec lesquelles il est en relation, et en outre, mais seulement en sous-ordre, par les pouvoirs publics qui réalisent leur finalité propre quand ils respectent les finalités naturelles des personnes, familles et groupes associatifs, non quand ils les exproprient de leurs devoirs naturels.
La conception de Thomas d'Aquin a été reprise au XVIè siècle par le juriste, philosophe et théologien calviniste allemand JOHANNES ALTHUSIUS qui conçoit le contrat social à la base aussi bien des petits groupes (famille, corporations…) que de l’état, comme l’instrument de transfert aux gouvernants non pas d’un pouvoir illimité mais seulement de la portion de pouvoir strictement nécessaire pour satisfaire les besoins des co-associés. Cette pensée est restée en sourdine et a fini par être écrasée au XVIIIème par une vision centralisatrice et autoritaire fondée sur l’exaltation de l’omnipotence de l’Etat.

UN PRINCIPE RECUSE AU XVIIIème
Un des principaux représentants de cette théorie centralisatrice et absolutiste, fondée sur l'exaltation de l'omnipotence de l'Etat semble avoir été HEGEL :
« Seulement dans l'Etat l'homme a une existence rationnelle. Toute éducation tend à ce que l'individu ne reste pas quelque chose de subjectif mais devienne objectif à soi-même dans l'Etat... Tout ce que l'homme est, il le doit à l'Etat; seulement dans l'Etat il trouve son essence* ».
De ces positions philosophiques dériveront plus tard les conceptions politiques qui furent à l'origine du fascisme pour lequel l'Homme n'a pas d'autres droits que ceux qui lui sont concédés par l'Etat, un Etat qui dispose donc aussi du pouvoir de les modifier et même de les supprimer (lois raciales, parti unique, interdiction d'associations variées comme le scoutisme, etc.)

REPRIS PAR LA DOCTRINE SOCIALE DE L'EGLISE CATHOLIQUE
A la fin du XIXème le concept de subsidiarité apparaît, de manière implicite encore, dans la doctrine sociale de l'Eglise catholique, par le biais de l'Encyclique de Léon XIII, Rerum Novarum qui défend le DROIT-DEVOIR des associations de travailleurs à participer activement à la réalisation du bien commun à travers leur engagement à défendre et représenter le monde du travail. Quarante ans plus tard, en 1931, Pie XI célèbre l'anniversaire de Rerum Novarum par une nouvelle encyclique Quadragesimo Anno où il donne un nom et une définition au principe de subsidiarité. Alors qu'il s'interroge sur la nécessité d'une réforme des institutions (nous étions alors en plein dans le « ventennio facista* »), il déclare :
« De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour les transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler d'une manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes. L'objet naturel de toute intervention en matière sociale est de « subsidium afferre » (c'est-à-dire de soutenir et d’aider) les membres du corps social, et non pas de les détruire ni de les absorber .  »

DEUX CONCEPTIONS DE L'ETAT
Dans L'Homme et l'Etat (1953), Jacques MARITAIN aide à comprendre la différence fondamentale entre les deux conceptions traditionnelles de l’Etat :
• la première, comme personne juridique abstraite formée par la communauté humaine, trouvant sa substance dans le peuple, l'ensemble des citoyens qui forment la base d'une nation déterminée.
• la deuxième, comme ensemble des instruments que la communauté humaine institue pour permettre le bon fonctionnement de la vie sociétale et rationaliser les rapports entre les citoyens.
Pour rendre cette distinction plus évidente, Maritain analyse la différence de signification et de contenu entre les concepts de communauté humaine et d'Etat ; il utilise la formule corps politique pour indiquer l'Etat-Personne et réserve le mot Etat pour désigner l'ensemble des institutions que le corps politique a choisi de créer pour exercer la fonction de guide et de gouvernance, cette dernière étant entendue comme l'ART DE BIEN GOUVERNER (et non pas comme organisation gouvernementale) afin de garantir à l'ensemble du peuple un développement humain le plus complet possible, autrement dit une bonne vie humaine pour la multitude.

SUBSIDIARITE ET SOLIDARITE
Je ne saurais omettre une référence à la Constitution italienne qui peut enrichir le discours sur la subsidiarité. Même si le mot subsidiarité n'apparaît pas dans le texte constitutionnel de 1948, l'idée même du principe est présente dans les deux articles de la première partie qui expriment le mieux les fondements philosophiques du système politique italien :
Article 2. La République reconnaît et garantit les droits inviolables de l'homme aussi bien en tant qu'individu que dans les formations sociales où se développe sa personnalité, et exige le respect des devoirs impératifs de solidarité politique, économique et sociale.
Article 3. Tous les citoyens ont même dignité sociale et sont égaux devant la loi, sans distinction de sexe, race, langue, religion, opinions politiques, conditions personnelles et sociales. C'est le devoir de la République d'éliminer les obstacles d'ordre économique et social qui, dans la mesure où ils limitent concrètement la liberté et l'égalité des citoyens, empêchent le plein développement de la personne humaine et la participation effective de tous les travailleurs à l'organisation politique, économique et sociale du Pays.
L'article 2 permet de considérer la subsidiarité comme la sœur jumelle de la solidarité. En effet, si le social est tout ce qui touche à la relation interpersonnelle, il ne peut pas se construire sur l'individualisme mais bien au contraire sur une forte solidarité entre tous les acteurs de la relation sociétale. Commentant cet article, l'ancien doyen de la faculté de droit de Milan écrivait à propos du principe de solidarité :
« Si l'homme est reconnu, protégé et respecté dans sa dignité d'homme, il l'est cependant en tant qu'homme social, c'est à dire en tant qu'il est considéré comme solidaire de son groupe social et de la communauté à laquelle il appartient et dont il doit être un membre actif... C'est en raison de cette accentuation sociale que nous pouvons parler de principe personnaliste et non individualiste. Il y a en effet une différence évidente entre individu et personne : l'expression de l'individu est l'individualisme; la transformation de l'individu en personne exprime au contraire l'accentuation sociale constante de la vie de chacun.  »
L'article 3 rappelle opportunément qu'il s'agit d'égalité devant la loi et non pas d'une égalité qui annulerait toutes les différences de conditions personnelles qui font de la personne un être unique ; et, ce qui est particulièrement intéressant pour bien cerner l'importance du principe de subsidiarité, il souligne le rapport entre le développement intégral de la personne et sa participation à l'organisation politique, économique et sociale du Pays.

RETOUR SUR LA DOCTRINE SOCIALE DE l’EGLISE
L'enseignement de Pie XI a été confirmé par ses successeurs : l'encyclique Mater et Magistra de Jean XXIII fait explicitement appel au principe de subsidiarité énoncé par Pie XI (§ 39 et 40), de même que l'ensemble du magistère écrit et oral de Jean Paul II, en particulier l'encyclique Centesimus Annus (§ 48). Egalement le chapitre V (§ 73) de l'instruction de la Congrégation pour la Doctrine de la Foi de 1986, consacré aux principes fondamentaux de la doctrine sociale de l'Eglise catholique :
« Au fondement, qui est la dignité de l'homme, sont intimement liés le principe de solidarité et le principe de subsidiarité. En vertu du premier, l'homme doit contribuer avec ses semblables au bien commun de la société, à tous ses niveaux. Par là, la doctrine de l'Église est opposée à toutes les formes de l'individualisme social ou politique. En vertu du second, ni l'État ni aucune société ne doivent jamais se substituer à l'initiative et à la responsabilité des personnes et des communautés intermédiaires au niveau où elles peuvent agir, ni détruire l'espace nécessaire à leur liberté. Par là, la doctrine sociale de l'Église s'oppose à toutes les formes de collectivisme*.  »

Il existe peut-être d'autres sources, d'autres noms et des points de convergence dans d'autres religions et dans d'autres cultures qu'européenne? Cela vaudrait sûrement la peine de favoriser une mise en commun des références et des réflexions partagées.

LES DEUX VISAGES DE LA SUBSIDIARITE
Sur un plan moins philosophique et plus juridique, le principe de subsidiarité assume une double signification ; en effet, il indique:
• d'une part, un paradigme ordinateur des rapports entre l'Etat, les formations sociales, les individus; on l'indique alors par l'expression subsidiarité horizontale.
• d'autre part, un critère de distribution des compétences et des fonctions entre l'Etat et les autonomies territoriales institutionnelles ; il porte alors le nom de subsidiarité verticale.
C'est sur le premier niveau qu'il conviendra d'insister maintenant, dans la mesure où il s'agit du sens le moins connu et du niveau où se manifestent les principales résistances idéologiques et, en conséquence, les interprétations les plus discutables.
Le principe de SUBSIDIARITE HORIZONTALE (qui soit dit en passant est certainement le sens originaire du subsidium) affirme que l'Etat intervient seulement quand l'autonomie des citoyens (tant individu isolé que personne associée avec d'autres dans les formations sociales les plus variées) apparaît insuffisante ou inefficace ; il s'oppose, de ce fait, à l'idée d'une citoyenneté de participation qui se contenterait d'offrir un espace tendant seulement à faire l'inventaire des besoins et des attentes de soutien exprimés par la population concernée. Il veut au contraire promouvoir une citoyenneté d'action et d'engagement personnel et collectif qui entend valoriser la génialité créatrice des individus et des formations sociales en vue de la réalisation effective du bien commun
C'est donc grâce à lui qu'est reconnu le droit d'initiative de la personne dont on affirme en même temps la responsabilité sociale, ce qui conduit à la reconnaître en tant que protagoniste de la vie associative, sujet capable -dans la libre association avec d'autres personnes- de répondre aux exigences et besoins de la communauté humaine.
Mais, attention, cela ne signifie pas pour autant que le principe de subsidiarité prône le libéralisme maximum possible ou, si l'on préfère, l'Etat minimum, car le raccord nécessaire entre subsidiarité verticale et horizontale implique la nécessité d'une intervention promotionnelle, coordinatrice et même ordinatrice de l'Etat en vue de l'encouragement et de l'accroissement d'une culture de la responsabilité de la part de tous les participants à l'expérience humaine. Cela va alors nous conduire à poser une double question :
Qui se trouve sur l'axe vertical et qui sur l'axe horizontal ? Comment est-il opportun que se déroule le raccord, la rencontre, entre les différentes composantes des deux axes ?
Dans la situation actuelle de crise générale de la politique au niveau, sinon mondial, au moins européen, il est sûrement utile et urgent de redécouvrir le principe de subsidiarité qui, de plus en plus, nous apparaît comme la deuxième face d'une médaille unique, le couple SOLISARITE-SUBSIDIARITE.

Mais il faudra aussi remettre en question un certain nombre de concepts dont le sens étymologique et historique est, à mon sens, en train de se perdre, en particulier le concept de SERVICE PUBLIC qui est trop souvent confondu avec l’organisation de droit public alors qu’il s’agit essentiellement d’une activité exercée dans un but d’intérêt général, quel qu’en soit l’acteur et quel que soit le statut juridique de l’organisation utilisée.

Geneviève Ninnin Dell’Acqua

*in Leçons sur la philosophie de l'histoire
*Les 20 ans de durée approximative de l’ère fasciste en Italie, commencée le 28 0ctobre 1922 avec la « marche sur Rome » et terminée en juillet 1943 par la destitution de Mussolini en tant que chef du gouvernement italien.
*in Restauration de l'ordre social, chap.5, 2ème partie.