LA CHARTE DU CRÉATEUR
Conférence au congrès de Cluny en 2002
La création est une victoire sur la mort, une prospective de l'ignoré ; le chemin de la création est une petite porte.
par André Gence
André Gence était peintre et prêtre de la Mission de France.
Je vais vous parler de ce que j'appellerais « la charte du créateur ».
Le mot création est souvent employé. Mais que met-on derrière le mot ? Nous
allons voir ce que recouvre le mot création.
Nous sommes des créatures, nous sommes créés. Nous sommes des créatures
créées à l'image et à la ressemblance de Dieu. Cela veut dire que Dieu
a fait de nous des créateurs. Par rapport à la création, au monde, nous
avons des responsabilités de créateurs. C'est la tâche que confie Dieu Ã
l'homme lorsqu'il le met dans le jardin d'Eden, qu'il lui demande de cultiver la terre, de la
garder et de nommer les animaux. C'est l'homme qui nomme ; autrement dit, ce pouvoir de nommer,
c'est le pouvoir de poétiser le monde. Et nommer, c'est créer. Le propre de
l'être, c'est de faire être. Nous avons à prolonger l'œuvre de
création dans le monde où nous vivons...
Le paysan, quand il va ensemencer un champ, fait acte d'amour. Il aime la terre. Il croit en la terre.
Il fait un acte d'espérance parce qu'il espère que son geste de semeur portera du fruit.
La création appelle la foi, l'amour, l'espérance.
Ensuite, je dirais : jouer. Jouer, c'est créer. L'enfant qui joue, il
se crée. Quand l'enfant gribouille, il dessine, il se dessine. Il prend conscience de
son pouvoir créateur.
Donc la création, qu'est-ce que c'est ? C'est un jeu. L'homme joue sa vie dans
l'acte créateur. Et c'est quand il joue sa vie que l'homme s'oublie, ce qui veut
dire qu'il donne sa vie. Quand on joue, c'est comme quand on fait la fête. La
fête, c'est l'expression d'un désir de création.
Ainsi la création est un jeu où l'on s'oublie et qui nous invite Ã
nous quitter nous-mêmes.
Ensuite pour créer il faut devenir enfant. « Le génie, c'est l'enfance
retrouvée » disait Rimbaud. Etre enfant, c'est devenir enfant. C'est-à -dire que
l'ancien doit mourir. L'ancien monde s'en est allé, un monde nouveau doit surgir. C'est
ça la création : un monde nouveau.
Autre chose qui me paraît indispensable pour entrer dans une dynamique de
création : être uni en soi-même. Croire en soi, en ses possibilités,
donc croire en ses racines. C'est-à -dire être enraciné dans une tradition.
En art, il ne peut y avoir de rupture. Les techniques sont des ruptures. Une découverte
technique remet en cause celle qui l'a précédée. En art, il n'y a pas de
progrès parce que l'art s'inscrit dans une tradition.
Trouver ses racines, être uni en soi-même. Un bon arbre pour porter de bons fruits doit
avoir des racines. Ensuite, il faut être patient. Le paysan quand il cultive est soumis
au rythme de la terre. Etre patient comme la terre pour porter du fruit. Le grain doit germer.
Ce n'est pas nous qui le faisons pousser, c'est le soleil, c'est l'eau...
Il faut que notre travail devienne comme le rythme de notre respiration. Il faut que nous nous
habituions à exprimer d'une manière spontanée, naturelle, les sentiments
que nous avons et à essayer de faire en sorte que la nature manifeste son esprit,
l'esprit de la matière. Affronter la matière, c'est affronter l'inertie.
C'est la masse. On parle des masses populaires ! On manipule les masses, alors qu'il faut les
transformer pour que les masses deviennent des peuples, c'est-Ã -dire des personnes
libres et responsables qui s'engagent dans une dynamique de création. La matière
est une inertie, parce qu'elle n'est pas capable, en elle-même, ni de bien, ni de mal.
Ni bon, ni mauvais. La matière est matière et reste matière.
Ensuite, j'ajouterais : il faut se concentrer pour sentir ce qui est essentiel
sous les apparences. Comment faire l'unité entre la forme que je crée et le fond,
entre mes yeux et « la vision », entre ce que je vois et « la vision » qui
n'est pas réductible à tout simplement, ce que je vois. La vision va plus loin que la vue.
Quand on crée, on a toujours un dualisme à surmonter. Comment faire une unité
avec des couleurs qui apparemment se contredisent ?
Enfin, il faut accepter l'incertitude. Un créateur ne peut être sûr.
La création appelle l'humilité. Il y a en nous une force de vie qui nous permet
de nous concentrer, de nous construire ; une force de vie, mais aussi, hélas, une force
de mort qui nous disperse, qui nous aliène, qui nous rend étranger Ã
nous-même et qui nous empêche de nous construire. Seulement, voilà le drame :
c'est que la certitude, la seule certitude que nous ayons, c'est celle de mourir. Nous ne sommes
certains de rien, sauf de mourir.
Et je dirais que la création est une victoire sur la mort. C'est un désir de
résurrection, un besoin de résurrection inscrit au fond, dans le coeur de l'homme.
Et c'est là le grand témoignage des artistes.
Malraux l'a bien compris : qu'est-ce que la culture ? « C'est toutes les entreprises de l'homme
pour échapper à la mort ». Parce que nous savons que nous allons mourir, nous
avons la responsabilité de construire un monde habitable pour nos enfants. Tandis que la
nouveauté créatrice dans laquelle nous nous engageons est toujours incertaine.
Dans la création, on ne sait pas ce qui va se passer. Chaque acte créateur est une
aventure.
L'artiste doit fuir l'habitude et la routine. La répétition engendre la banalité
et la banalité engendre l'ennui. Ce qui éclaire le chemin de la création,
c'est l'inouï, le jamais vu. La création est une prospective de l'ignoré.
C'est parce que j'ignore que je tente l'aventure de la création. On ne sait jamais au
départ, on ne sait qu'à l'arrivée. Ainsi, le chemin de la création
est un chemin étroit, concentré. C'est une petite porte, une voie étroite.
La création appelle aussi l'espérance. Si l'on s'engage dans la voie
créatrice, c'est parce qu'on croit et qu'on espère. On espère aboutir.
Nous savons que notre « faire », notre « engagement poétique » dans
l'acte de création va nous amener à quelque chose qui va nous permettre de contempler.
Nous allons faire naître des beautés. Ce qui veut dire que la création appelle
de notre part un don de nous-même.
Je n'existe pas pour moi. Ce que je suis, je l'ai reçu. Si je l'ai reçu, je dois
le donner. Autrement dit, je n'exprime que ce que j'imprime. Je dois tout donner.... Dans la
création on reçoit cinq pains et on rassasie cinq mille hommes. Tout ce qui se
partage se multiplie à l'infini.
Je crois que la création, c'est un ensemencement qui va vers l'infini.
Donner. Seule est transmissible la « parole donnée ». On ne transmet la
vérité qu'en donnant sa parole. Et donner sa parole, c'est donner sa vie. Un
créateur, c'est quelqu'un qui donne sa vie. La parole est un acte. Il y a des paroles qui
tuent et des paroles qui font vivre. L'homme qui crée est entraîné entre le
commencement et la fin, entre l'alpha et l'oméga, ou plutôt entre la fin et le
commencement, ce qui est la même chose.
L'homme créature et l'homme créateur, c'est la même chose. L'homme créé
a un commencement et une fin et l'homme créateur a une fin qui devient un commencement. C'est
la vie éternelle.
La joie, c'est le fruit de la création. On peut tout expliquer sauf la joie. Il n'y a pas
de pourquoi. Il n'y a pas d'explication. La joie naît de la tâche créatrice de
l'homme qui ouvre une brèche dans la sphère où je vis, où je suis
enfermé. La création permet à l'homme de sortir du huis-clos...
Les arts de plein vent, ce sont les arts qui ouvrent le temps et l'espace, qui ouvrent
à la lumière et à l'éternité, non au huis-clos.
Pour cela, il faut trouver l'équilibre entre la force créatrice et la matière.
Entre le fini et l'infini. Non pas pour juger, mais pour mesurer le monde.
La joie survient quand l'homme devient un, uni avec Celui qui le met en mouvement, avec l'Esprit
créateur, quand l'homme s'accorde avec l'Esprit. Le mouvement créateur revient
en celui qui me met en mouvement. Et c'est ma conscience d'être mis « en mouvement de
création » qui me donne la joie.
En fait, la chute pour l'homme, c'est de vouloir savoir. Vouloir savoir exclut la foi et
exclut la volonté de création.
L'art ne s'explique pas. L'art est un langage symbolique et le propre du symbole est de nous
impliquer. Et quand on est impliqué, on ne peut rien expliquer...
Connaissance. Connaître. Nous vivons dans un monde où la
logique mondaine, c'est avoir pour savoir et savoir pour pouvoir. Il y a un appétit de
domination. Pour dominer, il faut posséder. C'est une démarche qui tue en nous la
création. La création se situe dans une dynamique évangélique.
Etre pour naître, naître pour connaître, connaître pour renaître.
Et cette dynamique qui nous entraîne vers l'essence divine, c'est ça la création.
C'est un mouvement qui part de l'intérieur, qui naît en nous et qui nous pousse
vers l'extérieur, c'est-à -dire vers la mission, vers les autres.
Le but de l'art, c'est la contemplation et la contemplation, c'est la joie. C'est-Ã -dire
les yeux qui s'ouvrent sur la beauté sans motif. Qu'est-ce que la beauté ?
C'est une finalité sans fin. Autrement dit, quand l'homme découvre cette
finalité sans fin, c'est la joie. La joie ne s'explique pas. Elle est ou elle n'est
pas. Elle nous fait vivre.
Ensuite, je dirais que c'est la création qui nous met en mouvement.
C'est le rythme. II n'y a création que lorsque l'homme rentre dans un rythme
créateur. Le mouvement, c'est l'acte libre, accepté, voulu. Quand je pose
un acte qui me fait sortir de moi, j'entre dans un rythme. Quand je dis « j'accepte »,
je suis comme Marie au moment de l'annonciation. Quand elle dit : « oui, j'accepte »
elle déclenche
le rythme même de la rédemption par l'incarnation. Le monde a été
mis en mouvement. Le mouvement crée la vie. Quand je crée, j'entre dans un rythme
par un acte libre. Je crée le mouvement et la vie commence avec le mouvement,
avec le rythme.