LA MOSAÏQUE DES CULTURES ET DES PEUPLES,UNE CHANCE POUR L'HUMANITÉ

Conférence donnée à la Rencontre de Zébégény en 2000, Hongrie

Se laisser émerveiller par la part de mystère que recèle tout un chacun. Alors la mosaïque humaine devient effectivement une chance pour l'ensemble de l'humanité.

par Ghaleb Bencheikh

Ghaleb Bencheikh est docteur en physique. Il est également président de la Conférence mondiale des religions pour la paix.

Si nous nous référons à la définition du mot mosaïque en dehors de son acception d'adjectif relatif à Moïse, nous trouvons l'idée d'un assemblage décoratif de belles petites pièces juxtaposées et dont la combinaison figure un très beau dessin. Aussi, ramener par approche métaphorique cette idée à la diversité du genre humain est-il plus que judicieux. Toutefois, je me permettrai de préciser pour ma part qu'il ne s'agit pas en l'occurrence d'une simple juxtaposition ou d'une banale superposition d'êtres mais d'une réelle interpénétration et d'une véritable interactivité entre les hommes et les femmes qui peuplent la planète Terre.

Aussi simple que puisse être un témoignage, il ne saurait être exempt de passages délicats où la pudeur et la réserve, ou parfois l'émotion, font qu'il est difficile de s'exprimer avec clarté ; conjuguer les verbes à la première personne n'est pas toujours facile. Si l'exposé vous semble décousu, j'implore votre indulgence par avance.

Mes chers amis, le seul référent que je revendique devant vous ce matin, est d'être un homme de foi, adorateur de Dieu et qui dans sa dévotion pour Lui essaie, je dis bien essaie, car ce n'est pas une mince affaire d'aimer le semblable, l'autre quel qu'il soit, proche ou lointain, d'un amour théologal, transnaturel et oblatif, englobant la Création toute entière. Car, me semble t-il, et je ne fais que paraphraser Saint-Jean, prétendre aimer Dieu et lui vouer un culte pur et sincère sans le traduire par des actes concrets d'amour et de solidarité vis-à-vis de l'homme est pure hypocrisie et un mensonge manifeste.

Aimer Dieu c'est aimer l'Homme, son icône sur terre, adorer Dieu c'est servir l'Homme, son vicaire sur terre, dirait le musulman que je suis. L'homme est le réceptacle du souffle divin et le récipiendaire de l'effusion sainte de bonté et de miséricorde qui émane de Lui. L'adoration de Dieu implique le service de l'humanité toute entière, quelles que soient ses composantes qui, nous le verrons, bien rassemblées formeront la mosaïque humaine qui est à la fois notre chance et notre richesse.
Bien entendu, le service des hommes requiert avant tout le respect de leur conscience et le respect des différents canaux qu'ils choisissent afin de s'élever à la transcendance. Le pire des crimes serait à mon sens, un crime de lèse-conscience. Je ne vois pas comment on peut s'imaginer un instant pourvoir par la coercition ou par la contrainte, par la violence ou par la terreur, par la menace ou par la persuasion, à ce qui en principe relève d'une adhésion intime et spontanée dans un acte libre en ego libre. C'est pour ça que dans cette belle fresque que vous composez, cet échantillon qualitatif de la mosaïque des cultures, des civilisations et des religions, passe par un dialogue fraternel loyal, serein, objectif, respectueux et ô combien exigeant. Et l'exigence je l'entends double :

« D'abord vis-à-vis de soi, vis-à-vis de sa famille, et vis-à-vis de sa communauté, veiller toujours à assainir la situation ab intra pour être conforme aux préceptes nobles et aux commandements moraux auxquels on se réfère. Je suis toujours séduit par la parabole évangélique de la poutre et de la paille. L'exigence vis-à-vis de son interlocuteur frère pour lui signifier par estime, par amitié et par intérêt pour ce qu'il professe et dit, qu'on s'arroge le droit de l'interpeller pour qu'il explicite davantage afin de le comprendre et de saisir ce qui fonde sa foi et toute sa métaphysique.  »

Cette double exigence et cette vigilance ainsi que la marque d'intérêt qui en découlent, constituent le meilleur liant, le meilleur ciment pour que la mosaïque tienne et défie ainsi l'éternité, en tous cas le temps de la grande Pâques qu'incarne l'aventure humaine ici-bas. Mes chers amis, le musulman que je suis croit fondamentalement que la diversité des hommes est inscrite dans un projet divin pour l'humanité. Elle fait partie intégrante du plan de Dieu pour l'homme. Je lis, verset 13 de la sourate 49 du Coran :
« Ô vous les gens, nous vous avons créés d'un homme et d'une femme et vous avez constitués en peuples et tribus afin que vous vous reconnaissiez. Le plus noble parmi vous auprès de Dieu est le plus pieux...  »
Mais qu'est-ce que la piété ? « Elle ne consiste nullement à tourner la face du côté de l'Orient ou du côté de l'Occident... la piété est le rachat des captifs, délier les jougs, aider la veuve indigente, élever un orphelin... » (sourate 2 verset 177)

En effet, Dieu n'aurait cure d'une dévotion qui ne transite pas par l'autre et ne s'imprègne pas de son visage. Car dans cette vie, il y a de l'autre, l'autre en tant qu'autre pour soi, mais surtout, mais surtout soi-même comme un autre pour l'autre. Apprenons à nous décentrer, à ne pas ramener tout à nous-mêmes. Cela nous renvoie à plus d'humilité, cela nous rapprochera davantage de l'humus qui donne l'humain et promet l'authentiquement humain.

La diversité des hommes concourt au grand dessein délibéré de Dieu que je saisis encore mieux dans le verset 48 de la sourate 5 que j'affectionne tout particulièrement et qui dit en substance : « Si Dieu l'avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté, mais il a voulu vous éprouver par le don qu'il vous a fait. Surpassez-vous les uns les autres dans les bonnes actions. Un jour vous retournerez à Dieu, alors il vous éclairera au sujet de vos différences...  »
Si je devais me permettre une petite exégèse de ce passage, je dirais : nous qui attestons l'omnipotence et l'omniscience d'un Dieu omniprésent, Lui aurait pu nous cloner et nous uniformiser, Il aurait pu faire de nous une entité monocolore. Mais Il ne l'a pas fait ; est-ce parce que cela échappe à Sa Toute-Puissance ? Où est-ce à dessein ? Le croyant que je suis est enclin à penser que c'est par une résolution divine bien volontaire et bien déterminée. Toutefois cette multitude d'hommes et de femmes divers et variés est ambivalente. Elle est une source de bonheur incommensurable comme elle peut être à l'origine de problèmes inextricables. Elle peut être une rude épreuve alors qu'elle est un don et une richesse. C'est selon... Selon que l'on donne libre cours à l'envie, la cupidité, l'arrogance, la suffisance, l'hypertrophie de l'ego, l'hégémonie, qui confinent l'autre au mieux dans un statut infra humain, sinon à vouloir l'anéantir et l'annihiler. Là, l'homme devient une source de friction pour l'homme.

« Homo homini lupus  »disait Hobbes et avant lui Plaute. Et nous connaissons tous les scénarii de désagrégation et de désintégration avec leur lot de malheurs et de terreurs. En revanche, si l'on ouvre son coeur pour se découvrir et s'offrir afin d'accueillir et se laisser émerveiller de la part de mystère que recèle tout un chacun, là, la mosaïque humaine devient effectivement une chance pour l'ensemble de l'humanité. Elle sera ce vaste kaléidoscope où les êtres constituent autant de facettes, autant de miroirs dans lesquels se reflète la lumière divine qui irradie l'ensemble.

C'est cet aspect beau, lumineux, multicolore et symphonique, vivant et interactif, que nous recherchons dans nos rencontres voulues à chaque fois comme des opportunités propices à l'échange, à l'enrichissement et surtout, à la progression spirituelle. Car j'ai besoin du regard de l'autre dans ce cheminement. L'autre est sur la voie, un jalon et un viatique, il m'est indispensable. J'ai besoin de son regard même lorsqu'il me déplait ou peut-être surtout lorsqu'il me déplait- sans dolorisme car il me renvoie à moi-même et il me révèle sans courir le risque de la complaisance. J'aurai dans ce cas à effectuer un véritable travail d'introspection et à sonder les strates les plus archaïques de l'âme pour l'élever à l'état que Dieu agrée.

Cependant, tout cela ne vaut qu'avec une attention soutenue pour autrui qui dépasse la simple tolérance -qui certes est un pré-requis pour pouvoir vivre en bonne intelligence- mais qui peut aussi trahir une attitude altière condescendante, snobinarde, vis-à-vis du toléré. La tolérance mièvre et molle doit laisser place à une véritable exigence de sollicitude, de prise en compte de l'intérêt d'autrui, de respect et d'estime. Les relations inter-individuelles doivent être empreintes encore une fois d'affection, de tendresse et d'amour. Un amour effectif et incandescent qui puise sa source en Dieu, seul créateur existentiateur et émancipateur des êtres.

Nous y arriverons lorsque nous saurons nous exorciser des hantises et apprivoiser les peurs générées par la différence, par la méconnaissance et par l'ignorance. Nous y arriverons lorsque nous saurons faire des obstacles, des ponts à la rencontre et des lieux de médiation. Ainsi, finirons-nous par aimer l'obstacle qui nous aura permis de découvrir l'autre dans sa splendeur et sa richesse propres. Et si nous devions rivaliser en certains points pour libérer nos énergies et nos tensions -je préfère parler d'émulation saine entre nous- c'est à qui pourrait alléger le mieux le fardeau qui accable le dos de son frère, conformément d'ailleurs à nos références scripturaires.

Nous apprenons dans l'enseignement prophétique que Dieu est un secours constant pour celui qui vole toujours au secours des autres. L'exemple de la famille humaine dans sa solidarité et son entraide est comme celui d'un seul organisme. Pour peu qu'un membre se plaigne d'une infection quelconque, et voilà que tout le corps devient fiévreux, malade et diminué. Et nous, nous souhaitons et voulons une mosaïque des peuples et des cultures, vivante, belle et resplendissante.

Ainsi nous peuplerons la terre dans la joie et le bonheur et nous l'emprunterons aux générations futures et la leur restituerons en bon état car nous en sommes dépositaires et responsables. Nous naviguons tous sur le vaisseau terre et voguons vers un beau rivage et nous ne voulons pas que l'embarcation soit avariée. Nous allons vers une ère promise où nous consonons tous avec le psalmiste :
« Qu'il est bon et doux de se trouver entre frères. »

Ce que je vous dis là, je le puise dans ma foi d'homme, enracinée dans l'idéal abrahamique. Un idéal d'accueil, de générosité, d'hospitalité et de philoxénie enseignée par le patriarche commun aux juifs, aux chrétiens et aux musulmans. L'illustre prophète est une figure emblématique et un maillon important dans la chaîne prophétique. Il est le parangon du croyant sincère, ouvert sur le monde et sur les autres. A nous d'être dignes de son héritage, pas pour nous serrer frileusement les coudes en constituant un front uni contre ceux qui ne croient pas comme nous ou pas du tout mais pour témoigner essentiellement de valeurs spirituelles, qui transcendent nos clivages ethniques ou claniques.

Permettez-moi, mes chers amis, de faire mienne cette prière du soufi :« Mon Dieu, dilate mon coeur pour qu'il accueille toutes tes créatures. Sinon pulvérise-le afin qu'ainsi atomisé, chacune d'entre elles puisse recevoir une part  »